Or, lavant-dernière nuit, lofficier de quart entendit des gémissements à lendroit le plus obscur du pont. Il sapprocha. Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à laide dune fine cordelette.
On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués.
Cet homme, cétait Rozaine.
Cétait Rozaine assailli au cours dune de ses expéditions, terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle à son vêtement portait ces mots : « Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. »
En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets de mille.
Naturellement, on accusa le malheureux davoir simulé cette attaque contre lui-même. Mais, outre quil lui eût été impossible de se lier de cette façon, il fut établi que lécriture de la carte différait absolument de lécriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, à sy méprendre, à celle dArsène Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord.
Ainsi donc, Rozaine nétait plus Arsène Lupin. Rozaine était Rozaine, fils dun négociant de Bordeaux ! Et la présence dArsène Lupin saffirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable !
Ce fut la terreur. On nosa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage saventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une défiance instinctive divisait les plus intimes. Cest que la menace ne provenait pas dun individu isolé, surveillé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin, maintenant, cétait cétait tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, dêtre tour à tour le respectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou même, car on ne sarrêtait plus à linitiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques.
Les premières dépêches sans fil napportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence nétait pas pour nous rassurer.
Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans lattente anxieuse dun malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On nadmettait pas quArsène Lupin sen tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à limpuissance, il navait quà vouloir, tout lui était permis, il disposait des biens et des existences.
Heures délicieuses pour moi, je lavoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant dévénements, de nature déjà inquiète, elle chercha spontanément à mes côtés une protection, une sécurité que jétais heureux de lui offrir.
Au fond, je bénissais Arsène Lupin. Nétait-ce pas lui qui nous rapprochait ? Nétait-ce pas grâce à lui que javais le droit de mabandonner aux plus beaux rêves ? Rêves damour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser ? Les Andrézy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne dun gentilhomme de songer à rendre à son nom le lustre perdu.
Et ces rêves, je le sentais, noffusquaient point Nelly. Ses yeux souriants mautorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait despérer.
Et jusquau dernier moment, accoudés aux bastingages, nous restâmes lun près de lautre, tandis que la ligne des côtes américaines voguait au-devant de nous.
On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières jusquà lentrepont où grouillaient les émigrants, on attendait la minute suprême où sexpliquerait enfin linsoluble énigme. Qui était Arsène Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux Arsène Lupin ?
Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je nen oublierai pas le plus infime détail.
Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui sappuyait à mon bras, toute défaillante.
Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé !
Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis si heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir sattardera quelquefois
Elle nécoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle sabattit. Mais avant que nous eûmes la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs.
Miss Nelly balbutia :
On sapercevrait quArsène Lupin sest échappé pendant la traversée que je nen serais pas surprise.
Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plonger dans lAtlantique plutôt que dêtre arrêté.
Ne riez pas, fit-elle, agacée.
Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je lui dis :
Vous voyez ce vieux petit homme debout à lextrémité de la passerelle ?
Avec un parapluie et une redingote vert-olive ?
Cest Ganimard.
Ganimard ?
Oui, le célèbre policier, celui qui a juré quArsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que lon nait pas eu de renseignements de ce côté de lOcéan. Ganimard était là ! et il aime bien que personne ne soccupe de ses petites affaires.
Alors Arsène Lupin est sûr dêtre pris ?
Qui sait ? Ganimard ne la jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins quil ne connaisse son nom demprunt
Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à larrestation !
Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand lœil du vieux sera fatigué.
Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, lair indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai quun officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.
Le marquis de Raverdan, le major Rawson, lItalien Rivolta, défilèrent, et dautres, et beaucoup dautres Et japerçus Rozaine qui sapprochait.
Pauvre Rozaine ! il ne paraissait pas remis de ses mésaventures !
Cest peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly Quen pensez-vous ?
Je pense quil serait fort intéressant davoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé.
Je le lui donnai, mais trop tard pour quelle sen servît. Rozaine passait. Lofficier se pencha à loreille de Ganimard, celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.
Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin ?
Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ?
Il ny avait plus quune vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour, avec la crainte confuse quil ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes.
Je lui dis :
Nous ne pouvons attendre plus longtemps.
Elle savança. Je la suivis. Mais nous navions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage.
Eh bien, quoi ? mécriai-je.
Un instant, monsieur, qui vous presse ?
Jaccompagne mademoiselle.
Un instant, répéta-t-il dune voix plus impérieuse.
Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux :
Arsène Lupin, nest-ce pas ?
Je me mis à rire.
Non, Bernard dAndrézy, tout simplement.
Bernard dAndrézy est mort il y a trois ans en Macédoine.
Si Bernard dAndrézy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce nest pas le cas. Voici mes papiers.
Ce sont les siens. Comment les avez-vous, cest ce que jaurai le plaisir de vous expliquer.
Mais vous êtes fou ! Arsène Lupin sest embarqué sous le nom de R.
Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas. Ah ! vous êtes dune jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montrez-vous beau joueur.