Mon cher compatriote, me dit l'Européen cannibalisé, tout en dévorant son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne puisse nous venir par l'habitude.—A en juger par tes propos, frère, les plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?—Dans beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus rais tout de même.—Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de la corruption de mes moeurs.—Ne comprends pas dans la corruption morale l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir d'un homme que d'un boeuf10. Dis si tu veux que la guerre, cause de la destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.—Soit; mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et qui l'eût contraint à s'entre-détruire?—N'en crois rien, mon ami, c'est l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager. Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.—Rien ne me plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable prédécesseur.—Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que j'ai eu de te rencontrer ici.
Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain; suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne.
«Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir beaucoup … d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent, tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux. Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère négligence.»—La population doit cruellement souffrir de ces odieuses coutumes?—«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les temples mêmes lui sont fermés11. Une population autrefois trop forte dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de cet empire; elle est bien autrement gravée dans l'âme du monarque qui le régit: non-seulement ses goûts contrarient les voeux de la nature; mais, s'il lui arrive même de s'oublier avec une femme, et qu'il soit parvenu à la rendre sensible, la peine de mort devient la punition de trop d'ardeur de cette infortunée; elle ne double son exis en ce que pour perdre aussi-tôt la sienne: aussi, n'y a-t-il sortes de précautions que ne prennent ces femmes pour empêcher la propagation, ou pour la détruire. Tu t'étonnais hier de leur quantité, et néanmoins sur ce nombre immense à peine y en a-t-il quatre cent en état de servir chaque jour. Enfermées avec exactitude dans une maison particulière tout le tems de leurs infirmités, reléguées, punies, condamnées à mort pour la moindre chose,… immolées aux Dieux, leur nombre diminue à chaque moment; est-ce trop de ce qui reste pour le service des jardins, du palais, et des plaisirs du souverain?»—Eh quoi! dis-je, parce qu'une femme accomplit la loi de la nature, elle deviendra de cet instant impropre au service des jardins de son maître? Il est déjà, ce me semble assez cruel de l'y faire travailler, sans la juger indigne de ce fatiguant emploi, parce qu'elle subit le sort qu'attache le ciel à son humanité.—«Cela est pourtant: l'Empereur ne voudrait pas qu'en cet état les mains mêmes d'une femme touchassent une feuille de ses arbres.»—Malheur à une nation assez esclave de ses préjugés pour penser ainsi; elle doit être fort près de sa ruine.—« Aussi y touche-t-elle, et tel étendu que soit le royaume, il ne contient pas aujourd'hui trente mille âmes. Miné de par-tout par le vice et la corruption, il va s'écrouler de lui-même, et les Jagas en seront bientôt maîtres; Tributaires aujourd'hui, demain ils seront vainqueurs; il ne leur manque qu'un chef pour opérer cette révolution.»—Voilà donc le vice dangereux, et la corruption des moeurs pernicieuse?—Non pas généralement, je ne l'accorde que relativement à l'individu ou à la nation, je le nie dans le plan général. Ces inconvéniens sont nuls dans les grands desseins de la nature; et qu'importe à ses loix qu'un empire soit plus ou moins puissant, qu'il s'agrandisse par ses vertus, ou se détruise par sa corruption; cette vicissitude est une des premières loix de cette main qui nous gouverne; les vices qui l'occasionnent sont donc nécessaires. La nature ne crée que pour corrompre: or, si elle ne se corrompt que par des vices, voilà le vice une de ses loix. Les crimes des tyrans de Rome, si funestes aux particuliers, n'étaient que les moyens dont se servait la nature pour opérer la chute de l'empire; voilà donc les conventions sociales opposées à celles de la nature; voilà donc ce que l'homme punit, utile aux loix du grand tout; voilà donc ce qui détruit l'homme, essentiel au plan général. Vois en grand, mon ami, ne rapetisse jamais tes idées; souviens-toi que tout sert à la nature, et qu'il n'y a pas sur la terre une seule modification dont elle ne retire un profit réel.—Eh quoi! la plus mauvaise de toutes les actions la servirait donc autant que la meilleure?—Assurément: l'homme vraiment sage doit voir du même oeil; il doit être convaincu de l'indifférence de l'un ou l'autre de ces modes, et n'adopter que celui des deux qui convient le mieux à sa conservation ou à ses intérêts; et telle est la différence essentielle qui se trouve entre les vues de la nature et celles du particulier, que la première gagne presque toujours à ce qui nuit à l'autre; que le vice devient utile à l'une, pendant que l'autre y trouve souvent sa ruine; l'homme fait donc mal, si tu veux, en se livrant à la dépravation de ses moeurs ou a la perversité de ses inclinations; mais le mal qu'il fait n'est que relatif au climat sous lequel il vit: juges-le d'après l'ordre général, il n'a fait qu'en accomplir les loix; juges-le d'après lui-même, tu verras qu'il s'est délecté.—Ce système anéantit toutes les vertus.—Mais la vertu n'est que relative, encore une fois, c'est une vérité dont il faut se convaincre avant de faire un pas sous les portiques du lycée: voilà pourquoi je te disais hier, que je ne serais pas à Lisbonne ce que je ferais ici; il est faux qu'il y ait d'autres vertus que celles de convention, toutes sont locales, et la seule qui soit respectable, la seule qui puisse rendre l'homme content, est celle du pays où il est; crois-tu que l'habitant de Pékin puisse être heureux dans son pays d'une vertu française, et réversiblement le vice chinois donnera-t-il des remords à un Allemand?—C'est une vertu bien chancelante, que celle dont l'existence n'est point universelle.—Et que t'importe sa solidité, qu'as-tu besoin d'une vertu universelle, dès que la nationale suffit à ton bonheur?—Et le Ciel? tu l'invoquais hier.—Ami, ne confonds pas des pratiques habituelles avec les principes de l'esprit: j'ai pu me livrer hier à un usage de mon pays, sans croire qu'il y ait une sorte de vertu qui plaise plus à l'Éternel qu'une autre.... Mais revenons: nous étions sortis pour politiquer, et tu m'ériges en moraliste, quand je ne dois être qu'instituteur.