Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la main d'une cote à l'autre, et que rien, du Mosa Imbique à Binguelle, ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu s'y prêter.—Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je au Portugais.—Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique pour des malversations dans les mines de diamans de Rio-Janeïro, dont j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres en France, vendre mes meubles et me dire ruiné12, je ne l'ai pas fait, je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins, j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples, et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer, puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse faire pour ton repos.—Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer comme toi mes jours ici?—N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils te mangeraient plutôt que de te laisser partir.—Achève de m'instruire, ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces malheureuses contrées?—Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples commerçans de la terre.—Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et l'asservissement de vos frères.—O Sainville! je ne te verrai donc jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé, voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?—Il en est sans doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento, crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines? Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous tient-elle sous sa dépendance?—C'est l'agrandissement de votre monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne, qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans presque mouiller dans les nôtres.—Et voilà comme l'Angleterre s'empara de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or, mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre. Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets, vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus, ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or; par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.—C'est pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.—Il faudrait avant cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps; si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons? Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la vigne.—L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une des premières causes de notre décadence.—Qui vous empêche de l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez, anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement; enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et du commerce; qu'on ne voie plus qu'un auto-da-fè à Lisbonne, et que les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient, parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi; qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche. Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine, dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où, doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses, dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais alors?… Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin; mais n'ayez jamais de protecteurs.—Pour en venir à ce point, ce n'est pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a nourri l'empire?—Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre? Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus affreux que ceux qui cabalent contre des rois?—N'espérez point un pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles. Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement.