Après tout, on pendait bien les voleurs à Ashton.
Il faut qu'on arrête d'avoir l'air d'orphelines en cavale ou on ne pourra plus traverser la ville sans que les gens nous regardent et tentent de nous attraper.
Sophia regarda sa sœur, étonnée par cette idée.
Tu veux voler des vêtements ? répondit Sophia par télépathie.
Kate hocha la tête.
Cette pensée fit encore plus peur à Sophia mais cette dernière savait que sa sœur, qui était toujours pragmatique, avait raison.
Elles se levèrent toutes les deux en même temps, se rangeant les gâteaux restants autour de la taille. Alors que Sophia cherchait des vêtements, elle sentit Kate lui toucher le bras. Elle suivit son regard et vit une corde à linge en haut d'un toit. Elle n'était pas surveillée.
Bien sûr que non, comprit-elle avec soulagement. Après tout, qui surveillerait une corde à linge ?
Sophia sentit quand même son cœur battre très fort quand elles grimpèrent sur un autre toit. Elles s'arrêtèrent toutes les deux, regardèrent autour d'elles puis tirèrent sur la corde à linge comme un pêcheur aurait pu tirer sur une corde de pêche.
Sophia vola une robe en laine verte et une combinaison couleur crème qui était probablement le genre de chose qu'une fermière pourrait porter mais qui était quand même trop luxueuse pour elle. A sa grande surprise, sa sœur choisit un maillot de corps, une culotte et un pourpoint qui la faisait plus ressembler à un garçon aux cheveux en pointe qu'à la fille qu'elle était.
“Kate”, se plaignit Sophia, “tu ne peux pas te promener habillée comme ça !”
Kate haussa les épaules. “Nous ne sommes censées ni l'une ni l'autre avoir cet air-là. Autant se sentir à l'aise.”
Ce n'était pas faux. Les lois somptuaires indiquaient clairement ce qu'un niveau donné de la société pouvait et ne pouvait pas porter, et cela s'appliquait aussi aux oubliées et à celles qui étaient liées par contrat synallagmatique. Dans leur situation actuelle, les deux filles enfreignaient encore plus de lois en rejetant leurs haillons, les seuls vêtements qu'elles avaient le droit de porter, et en s'habillant au-dessus de leur rang.
“D'accord”, dit Sophia. “Je ne discuterai pas. De plus, si quelqu'un recherche deux filles, il ne fera peut-être pas attention à nous”, dit-elle en riant.
“Je ne ressemble pas à un garçon”, lui répondit sèchement Kate, visiblement indignée.
Sophia sourit à ces mots. Elles récupérèrent leurs gâteaux, les fourrèrent dans leurs nouvelles poches et repartirent ensemble.
Ce qu'il fallait qu'elles fassent ensuite était moins susceptible de les faire sourire; il y avait encore beaucoup de choses qu'il fallait qu'elles fassent pour arriver à survivre. Il fallait d'abord qu'elles trouvent un abri puis qu'elles décident ce qu'elles allaient faire, où elles allaient aller.
Une chose à la fois, se rappela-t-elle.
Elles redescendirent dans les rues et, cette fois-ci, Sophia ouvrit la marche en essayant de trouver un itinéraire pour traverser la section la plus pauvre de la ville car, à son goût, elles étaient encore trop près de l'orphelinat.
Devant, elle vit une série de maisons brûlées qui ne s'étaient visiblement pas remises d'un des incendies qui ravageaient parfois la ville quand la rivière était basse. Il serait dangereux de se reposer à cet endroit.
Pourtant, Sophia se dirigea vers ces maisons.
Kate la regarda d'un air étonné et sceptique.
Sophia haussa les épaules.
C'est dangereux mais c'est mieux que rien du tout, dit-elle par télépathie.
Elles approchèrent prudemment et, juste au moment où Sophia passa la tête à un coin, elle fut surprise de voir deux silhouettes émerger des décombres. A force de séjourner dans les ruines carbonisées, elles avaient l'air si noircies par la suie que, l'espace d'un instant, Sophia pensa qu'elles sortaient du feu.
“Partez ! C'est chez nous, ici !”
L'une d'elles se précipita vers Sophia, qui hurla en reculant involontairement d'un pas. Kate semblait prête à se battre mais, à ce moment, l'autre personne sortit une dague qui brilla plus que tout ce qu'il y avait en ce lieu.
“On est chez nous ! Choisissez votre propre ruine ou je vous saigne.”
Alors, les sœurs s'enfuirent, mettant autant de distance que possible entre elles et la maison. A chaque pas, Sophia était sûre qu'elle entendait arriver des voyous armés de couteaux, des gardes ou les bonnes sœurs quelque part derrière elles.
Elles marchèrent jusqu'à en avoir mal aux jambes et jusqu'à ce que l'après-midi s'assombrisse beaucoup trop. Au moins, elles se réconfortaient en sachant que, à chaque pas, elles étaient un pas plus loin de l'orphelinat.
Finalement, elles approchèrent d'une partie de la ville qui avait l'air légèrement plus belle. Pour une raison quelconque, le visage de Kate s'illumina quand elle la vit.
“Qu'est-ce qu'il y a ?” demanda Sophia.
“La bibliothèque des pauvres”, répondit sa sœur. “On peut s'y réfugier. Parfois, je m'y abrite quand les sœurs nous envoient faire des courses et le bibliothécaire me laisse entrer, bien que je n'aie pas de quoi payer.”
Sophia n'avait pas grand espoir de trouver de l'aide à cet endroit mais, en vérité, elle n'avait pas de meilleure idée. Elle laissa Kate l'y emmener et elles se dirigèrent vers un endroit plein de gens où des prêteurs sur gages se mêlaient aux avocats et où l'on trouvait même quelques chariots parmi les chevaux et piétons habituels.
La bibliothèque était un des plus grands bâtiments du lieu. Sophia connaissait son histoire : un des nobles de la ville avait décidé d'éduquer les pauvres et avait laissé une partie de sa fortune pour qu'on construise le genre de bibliothèque que la plupart des gens gardaient sous clef dans leur maison de campagne. Bien sûr, comme il fallait payer un penny pour entrer, cela signifiait que les plus pauvres ne pouvaient pas y aller. Sophia n'avait jamais eu un penny. Les bonnes sœurs ne voyaient aucune raison de donner de l'argent à leurs protégées.
Elles approchèrent de l'entrée et Sophia vit qu'un homme vieillissant y était assis. Dans ses vêtements légèrement usés, il n'avait pas l'air méchant bien qu'il fasse visiblement tout autant office de garde que de bibliothécaire. A la grande surprise de Sophia, quand elles approchèrent, il sourit. Sophia n'avait jamais vu personne se réjouir de rencontrer sa sœur.
“La jeune Kate”, dit-il. “Cela fait longtemps que je ne t'ai pas vu. Et tu as apporté une amie. Entrez, entrez. Je ne veux pas m'opposer au savoir. Même si le fils du comte Varrish a imposé une taxe d'un penny sur le savoir, le vieux comte n'y a jamais cru.”
Il avait l'air de vraiment le penser mais Kate secouait déjà la tête.
“Ce n'est pas ce qu'il nous faut, Geoffrey”, dit Kate. “Ma sœur et moi … on s'est enfuies de l'orphelinat.”
Sophia vit que le vieil homme était choqué.
“Non”, dit-il. “Non, tu ne dois pas faire une telle bêtise.”
“Trop tard”, dit Sophia.
“Alors, vous ne pouvez pas rester ici”, insista Geoffrey. “Si les gardes viennent et qu'ils vous trouvent ici avec moi, ils penseront que j'ai joué un rôle dans votre évasion.”
Sophia voulait partir mais il semblait que Kate veuille encore essayer.
“Je vous en prie, Geoffrey”, dit Kate. “Il me faut —”
“Il faut que vous y reveniez”, dit Geoffrey. “Implorez leur pardon. J'ai de la pitié pour votre situation mais c'est la situation que le destin vous a attribuée. Revenez avant que les gardes ne vous attrapent. Je ne peux pas vous aider. Je risque même de me faire fouetter pour ne pas avoir alerté les gardes quand je vous ai vues. Je ne peux pas en faire plus pour vous.”
Sa voix était sévère mais Sophia voyait quand même à son regard qu'il était gentil et que prononcer ces mots lui faisait de la peine. C'était presque comme s'il se battait contre lui-même, comme s'il ne faisait semblant d'être sévère que pour bien se faire comprendre.