À force de déambuler dun bord de lombre à lautre, on finissait par sy reconnaître un petit peu, quon croyait du moins Dès quun nuage semblait plus clair quun autre on se disait quon avait vu quelque chose Mais devant soi, il ny avait de sûr que lécho allant et venant, lécho du bruit que faisaient les chevaux en trottant, un bruit qui vous étouffe, énorme, tellement quon en veut pas. Ils avaient lair de trotter jusquau ciel, dappeler tout ce quil y avait sur la terre les chevaux, pour nous faire massacrer. On aurait pu faire ça dailleurs dune seule main, avec une carabine, il suffisait de lappuyer en nous attendant, le long dun arbre. Je me disais toujours que la première lumière quon verrait ce serait celle du coup de fusil de la fin.
Depuis quatre semaines quelle durait, la guerre, on était devenus si fatigués, si malheureux, que jen avais perdu, à force de fatigue, un peu de ma peur en route. La torture dêtre tracassés jour et nuit par ces gens, les gradés, les petits surtout, plus abrutis, plus mesquins et plus haineux encore que dhabitude, ça finit par faire hésiter les plus entêtés, à vivre encore.
Ah! lenvie de sen aller! Pour dormir! Dabord! Et sil ny a plus vraiment moyen de partir pour dormir alors lenvie de vivre sen va toute seule. Tant quon y resterait en vie faudrait avoir lair de chercher le régiment.
Pour que dans le cerveau dun couillon la pensée fasse un tour, il faut quil lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles. Celui qui mavait fait penser pour la première fois de ma vie, vraiment penser, des idées pratiques et bien à moi, cétait bien sûrement le commandant Pinçon, cette gueule de torture. Je pensais donc à lui aussi fortement que je pouvais, tout en brinquebalant, garni, croulant sous les armures, accessoire figurant dans cette incroyable affaire internationale, où je métais embarqué denthousiasme Je lavoue.
Chaque mètre dombre devant nous était une promesse nouvelle den finir et de crever, mais de quelle façon? Il ny avait guère dimprévu dans cette histoire que luniforme de lexécutant. Serait-ce un dici? Ou bien un den face?
Je ne lui avais rien fait, moi, à ce Pinçon! À lui, pas plus dailleurs quaux Allemands!.. Avec sa tête de pêche pourrie, ses quatre galons qui lui scintillaient partout de sa tête au nombril, ses moustaches rêches et ses genoux aigus, et ses jumelles qui lui pendaient au cou comme une cloche de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage denvoyer crever les autres le possédait celui-là? Les autres qui navaient pas de carte.
Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit quun demi-régiment. On devait nous entendre venir à quatre heures de là ou bien cest quon voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible Peut-être quils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait?
Un mois de sommeil sur chaque paupière voilà ce que nous portions et autant derrière la tête, en plus de ces kilos de ferraille.
Ils sexprimaient mal mes cavaliers descorte. Ils parlaient à peine pour tout dire. Cétaient des garçons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce quils savaient ne venait pas de lécole, mais du régiment. Ce soir-là, javais essayé de mentretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui était à côté de moi et qui sappelait Kersuzon.
« Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, cest les Ardennes ici tu sais Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout
Cest tout noir comme un cul », quil ma répondu Kersuzon. Ça suffisait
« Dis donc, tas pas entendu parler de Barbagny toi dans la journée? Par où que cétait? que je lui ai demandé encore.
Non. »
Et voilà.
On ne la jamais trouvé le Barbagny. On a tourné sur nous-mêmes seulement jusquau matin, jusquà un autre village, où nous attendait lhomme aux jumelles. Son général prenait le petit café sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arrivâmes.
« Ah! comme cest beau la jeunesse, Pinçon! » quil lui a fait remarquer très haut à son chef dÉtat-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derrière le dos, voûté. Il était très fatigué ce matinlà, ma soufflé lordonnance, il avait mal dormi le général, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, quon racontait.
Kersuzon me répondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ça finissait par me distraire comme un tic. Il ma répété ça encore deux ou trois fois à propos du noir et du cul et puis il est mort, tué quil a été, quelque temps plus tard, en sortant dun village, je men souviens bien, un village quon avait pris pour un autre, par des Français qui nous avaient pris pour des autres.
Cest même quelques jours après la mort de Kersuzon quon a réfléchi et quon a trouvé un petit moyen, dont on était bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit.
Donc, on nous foutait à la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rouspétait plus. « Allez-vous-en! quil faisait, comme dhabitude, la gueule en cire.
Bien mon commandant! »